
Usine Caterpillar à Gosselies
Dans un article précédent1, je soulignais que les informations véhiculées par les médias grand public reflètent trop souvent une pensée économique et sociale enfermée dans des frontières conceptuelles étanches, dans un espace de pensée où l’extérieur (l’alternative) n’existe pas. C’est
le TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux des années 80 qui se prolonge dans la pensée dominante actuelle. Parfois, ce TINA se cache sous le ton très émotionnel de certains articles de presse.
Un éditorial sur la fermeture de Caterpillar Gosselies
Un éditorial au titre évocateur, publié dans le journal Le Soir à la suite de l’annonce de la fermeture du site Caterpillar de Gosselies offre à cet égard un intéressant objet d’analyse2.
L’éditorial débute sur le drame et l’angoisse, la stupéfaction causées par l’annonce de la fermeture. Très rapidement, dès le premier paragraphe, il est question « des choses de ce monde ». Ensuite viennent « l’impression de ne jamais pouvoir gagner la course à la compétitivité » et l’énumération de faits jugés choquants : les efforts consentis par les salariés, l’augmentation des dividendes, les réductions de charge accordées à l’entreprise.
On débouche alors sur la question : « Tout cela ne servirait donc à rien ? ».
Après le constat que le Fédéral et la Wallonnie « n’ont pas fait assez et, ces derniers temps, pas assez ensemble », et préconisant qu’aux réductions de charge et réformes fiscales s’ajoutent « d’autres facteurs de « gagne » et de séduction » pour nos entreprises, l’éditorial conclut à la nécessité d’une « union sacrée ».
Première analyse en quatre points
De prime abord, on pourrait se dire : enfin, les difficultés des salariés sont prises en compte et les pratiques antisociales des grandes entreprises sont réprouvées. Mais à y regarder de plus près, ce n’est pas ce que dit l’éditorial.
• Sur la forme, le ton adopté est bien celui de l’émotion et de l’empathie à l’égard des victimes de la restructuration.
• Mais le propos se voit rapidement pris dans une contradiction interne. D’un côté, on déplore la fermeture, malgré les efforts consentis, d’un autre, on prône la poursuite de ces efforts pour attirer les entreprises.
• Sur le fond, l’analyse de la situation reste strictement dans le courant de la pensée économique libérale et souffre d’un point aveugle : la question de la légitimité du pouvoir détenu par les actionnaires. On se limite à vouloir « séduire » les entreprises.
• Très significative, l’expression « des choses de ce monde » renvoie à une conception des rapports sociaux comme relevant quasiment de la nature.
En bref, derrière l’émotion, il n’y a aucune remise en question du fonctionnement économique. Le paradigme reste strictement celui de la liberté d’entreprendre et de localiser son entreprise où on le décide quelles qu’en soient les conséquences.
Penser dans l’idéologie
L’analyse de cet éditorial permet de mieux comprendre comment le « TINA » se cache souvent dans le discours médiatique ou politique.
Le regard porté sur cet événement, une décision patronale violente touchant plus de 2000 familles dans le but d’augmenter la rémunération du capital, évite soigneusement deux questions, que l’on pourrait qualifier de points aveugles.
• La question de la légitimité de la décision.
Evaluer comme violente une décision et remettre en cause sa légitimité sont deux choses différentes. Or, une des clés pour l’analyse de la situation vécue par les salariés de Caterpillar réside dans le pouvoir détenu par ses actionnaires à travers le conseil d’administration (C.A.). Est-il légitime de prendre une décision socialement désastreuse à l’encontre d’un site de production pour des raisons non pas industrielles (la viabilité de l’entreprise), mais financières (maximiser la rémunération du capital) ? Est-il légitime que le C.A. d’un grand groupe puisse exercer ce pouvoir sans le contrôle démocratique de ses salariés et du politique ? Ces questions sont totalement absentes.
• L’antagonisme qui existe entre les intérêts des salariés et ceux des actionnaires.
L’éditorial débute bien en soulignant le contraste entre le drame vécu par les uns et la décision froide prise par les autres et observe à bon escient que la délocalisation a pour but de doper les profits. Mais un pas n’est pas franchi. Celui de conclure que les intérêts des uns et des autres sont non seulement différents, mais sont contradictoires.
Le fait de « naturaliser » la situation est corollaire des deux point précédents. Finalement, ce qui s’abat sur les travailleurs de Caterpillar, c’est un peu comme un tsunami ou un tremblement de terre : c’est violent, mais on n’y peut rien. Du moins, on ne peut qu’agir en amadouant les forces économiques qui font partie « des choses de ce monde ». Il s’agit là d’une caractéristique de la pensée néolibérale qui est de considérer l’économie de marché et la propriété privée des entreprises comme l’organisation naturelle de la société à laquelle on ne peut toucher sous peine de dérégler le fonctionnement de la société.
Le « dangereux » franchissement des frontières conceptuelles
Traverser la frontière conceptuelle de la pensée néolibérale a évidemment des conséquences. C’est remettre en cause une des caractéristiques essentielles de l’organisation de la société, les rapports de production, concept qui permet d’analyser le rapport de force qui se joue entre les salariés et les propriétaires des entreprises. Le danger, pour la pensée dominante, c’est alors de devoir admettre que l’on ne vit pas dans le consensus, dans les accords win-win, mais qu’il y a un antagonisme entre différents groupes sociaux. Penser « hors frontières », c’est aussi considérer que le pouvoir détenu par les entreprises sur les travailleurs n’a rien de naturel et peut être remis fondamentalement en question. Mais cela nécessite un effort de pensée, de conceptualisation, qui prenne distance avec l’idéologie dominante. C’est en faisant ce pas que l’on peut analyser plus clairement le type de situation vécu par les travailleurs de Caterpillar.
D’autres voix se font entendre
Fort heureusement, la pensée néolibérale, même si elle est majoritaire dans les grands médias, n’occupe pas l’entièreté du champ médiatique. D’autres discours hors des sentiers battus se font entendre, même si c’est moins souvent. Cela vaut la peine de le souligner.
En septembre 2016, la RTBF avait eu la bonne idée d’inviter sur ses plateaux, Guy Raulin, auteur d’un ouvrage très éclairant sur les pratiques de Caterpillar et dont les observations et analyses sont valables pour bon nombre de sociétés multnationales 3. L’expérience de l’auteur comme membre du conseil d’entreprise local, puis du comité d’entreprise européen, lui a permis de mettre au jour les mécanismes de maximisation des profits au moyen d’une ingénierie fiscale utilisée sans retenue. On y apprend en effet que par un jeu complexe de revente entre les différents sièges de l’entreprise, ses dirigeants évitent l’impôt et augmentent la rémunération des actionnaires. Son ouvrage nous amène à penser que, au lieu de « facteurs de « gagne » et de séduction », on devrait parler de bonus aux entreprises sans contrepartie.
Parmi ces autres voix figurent également nombre d’économistes. Un exemple est celui des économistes atterrés qui regroupe une quarantaine de chercheurs et universitaires. Outre leur ouvrage déjà cité précédemment4, ils ont formulé sur leur site une réponse en dix points sur les fausses évidences relatives à la finance 5. Ceux-ci sont, de temps à autre invités sur les plateaux TV. Ainsi, Christophe Ramaux,« économiste atterré », participait le 9 mai dans Soir 3 au Duel Eco (France 3), débat consacré au projet de réforme du code du travail français voulu par Macron.
Pour conclure
Ce que montre cet éditorial, c’est que sous l’émotion se cache l’idéologie. Précisons bien que l’idéologie, dans l’acception qui est utilisée ici, est le fonctionnement fondamental dans lequel se déploie un discours et des pratiques. L’idéologie n’est donc ni positive, ni négative en soi, c’est un fonctionnement, une structure6. De ce fait, un discours n’est jamais neutre. Il reflète une vision de la société qui s’exprime notamment par des catégorisations : le naturel, le moderne, l’ancien, le possible, l’utopique, le changement, l’immobilisme, le raisonnable, le déraisonnable, etc… Il contient également des points aveugles qui trahissent ce qui est impensable pour le locuteur, traçant ainsi les limites conceptuelles qu’il se fixe, le plus souvent inconsciemment, les limites à ne pas franchir.
Voici donc une autre manière de lire le journal en analysant son contenu en fonction de ces deux paramètres : les catégorisations7, les points aveugles.
2 « Caterpillar ne peut plus être une fatalité », Béatrice Delvaux, Le Soir du 3 et 4 septembre 2017
3 « Caterpillar, carnet d’un perceur de coffre », Guy Raulin, éditions Couleur Livres, Bruxelles, 2015. Voir également, le court reportage mis en ligne sur le site de la RTBF : https://www.rtbf.be/info/economie/detail_caterpillar-a-t-elle-vraiment-beneficie-d-avantages-fiscaux?id=9395112
5 « Crise et dette en Europe, dix fausses évidences, 22 mesures en débat pour sortir de l’impasse » : http://www.atterres.org/page/manifeste-d%C3%A9conomistes-atterr%C3%A9s
6 Cette conception de l’idéologie est celle qu’Althusser développe dans « Idéologie et appreils idéologiques d’Etat », article initialement publiée dans la revue La Pensée n°151 de 1970 et mis en ligne sur le site Les classiques des sciences sociales de l’université du Quebecq à Chicoutimi (UQAC) : http://classiques.uqac.ca/contemporains/althusser_louis/ideologie_et_AIE/ideologie_et_AIE.html
7 NB : les catégorisations n’ont pas été abordées ici, mais elles feront l’objet d’un prochain article.
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