Swissport, chronique d’une grève

 

Swissport grèveLes faits

Mardi 22 août 2017, éclate une grève des bagagistes employés par Swissport (1) à l’aéroport de Brussels Airport. Il s’en suit de nombreuses perturbations touchant les voyageurs, vols retardés, bagages indisponibles, etc… Les raisons de la grève sont la surcharge de travail des bagagistes et la pénibilité du travail dus au manque de personnel. Ce conflit social a bien évidemment été largement relayé par les médias.

• Le feuilleton médiatique

L’analyse des journaux télévisés (JT) de La Une (RTBF) de 13 heures et de 19 h 30, ainsi que des infos diffusées à la radio dans les journaux de La Première (RTBF) de 13 h et de 18 heures montre ceci.

A chaque bulletin d’info, l’accent est mis sur les désagréments causés par la grève. Interviews des voyageurs. Interviews répétitives de personnes dont le vol est retardé, devant refaire leurs valises pour ne conserver que le strict nécessaire ou ne pouvant récupérer leurs bagages.

Les causes de la grève sont bien mentionnées : le manque de personnel et la surcharge de travail « Être à trois plutôt qu’à quatre pour décharger, c’est une différence majeure » (La Première, 22 août, journal de 13h). Mais si cette info est diffusée tant par la radio que la TV, elle occupe très peu de place et se trouve noyée dans le flux des témoignages des passagers « victimes » de la grève. Ainsi, nous n’avons droit qu’à une unique interview d’un responsable syndical, la secrétaire permanente de la CGSLB (syndicat libéral), diffusée dans le JT de 19h30 du 22 août sur La Première. La seule interview qui nous offre une explication détaillée et concrète des raisons de la grève (2).

A la TV ou à la radio, pas un seul sujet sur les métiers des salariés en grève, les bagagistes et les conducteurs de tracteurs d’avions. Aucun interview de ces travailleurs.

Par contre, la porte parole de Test Achat est interviewée sur les droits des passagers en tant que clients d’une compagnie aérienne (JT de 13heures et de 19h30 du 23 août sur La Une).

Des voyageurs et des travailleurs

La couverture médiatique de la grève constitue un« feuilleton » avec pour fil conducteur l’évolution des déboires des passagers. La multiplication des interviews de voyageurs et l’illustration par le menu détail des désagréments vécus par ceux-ci donnent au spectateur, ou à l’auditeur, une représentation concrète de cette population d’usagers, tout est fait pour qu’ils puissent s’identifier à eux. La condition malheureuse des passagers à Brussels Airport prend ainsi de la consistance dans l’imaginaire des spectateurs ou auditeurs.

Quant aux travailleurs, c’est une toute autre histoire. Ils demeurent les protagonistes un peu abstraits de cette histoire, la toile de fond sur laquelle se déroule le « drame » des voyageurs. Pas d’interview ou de reportage pour illustrer concrètement ce qu’est le travail d’un bagagiste à Brussels Airport et ce qu’il vit au quotidien. Comment alors se représenter, si l’on n’est jamais en contact avec eux, leur quotidien, leurs difficultés, les conséquences pour la santé de ce métier lourd (troubles musculo-squelettiques, etc…) ? Un autre fait passé sous silence, c’est qu’une grève coûte de l’argent … au travailleur. On nous a relaté les pertes financières de certains voyageurs, qu’en est-il des bagagistes ? Ont-il gardé leur salaire pour le jour de grève ? Sinon, à quel niveau se situe leur perte de salaire ?

Toutefois, pour être complet, mentionnons la séquence dans le JT de 13 heures du 23 août qui précède celle consacrée à la grève. Il s’agit d’un reportage sur l’opération menée par la CGSP pour démontrer l’inanité d’un service minimum à la SNCB. En succédant directement au reportage sur Brussels Airport, ce sujet contrebalance quelque peu la construction d’une opinion « anti-grèves ». Comme quoi le message idéologique délivré par les médias est souvent complexe et doit toujours être analysé avec soin.

La construction d’un imaginaire social

Mais il n’empêche, la structuration du récit médiatique relatif à la grève de Swissport a pour conséquence la construction d’un imaginaire orienté « vers le client » comme le diraient les spécialistes du marketing. Tout est fait pour susciter l’empathie avec les voyageurs, c’est-à-dire, avec les clients des entreprises de transport. Comme nous le remarquions dans d’autres articles, la question du travail est reléguée à l’arrière plan. Le travailleur n’apparaît jamais. Et contrairement aux voyageurs, il n’a pas l’occasion de livrer directement son point de vue. Comme si le travail et sa pénibilité ne constituaient qu’une toile de fond qu’on ne voit plus vraiment. Absence des uns, omniprésence des autres.

• Un éditorial significatif

La couverture médiatique des événements, ce sont également les éditoriaux des journaux. L’idéologie du rédacteur s’y exprime plus directement étant donné qu’il s’agit de l’expression de l’opinion d’une personne. Rappelons que nous entendons ici par idéologie la représentation du monde, des relations sociales, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas.

Prenons l’exemple de l’édito du journal Le Soir du 23 août.

Sous le titre de « Brussels Airport : le droit de grève en otage », Benoît July, l’éditorialiste, décrit tout d’abord la situation en mettant l’accent sur les nombreux passagers « impactés par cet arrêt de travail inopiné ». Et de poursuivre sur un ton compatissant : « Certes, les victimes ne sont pas blessées dans leur chair. Mais il s’agit tout de même de voyageurs, souvent de familles, qui se sont subitement heurtés à l’obligation de défaire à même le sol, des valises soigneusement préparées pour se contenter d’un maigre viatique à embarquer dans des bagages de cabine ».

Il déclare ensuite qu’il « faut jeter l’opprobre sur les responsables de ce conflit ». Qui sont-ils ? Selon lui, « les responsabilités dans un conflit sont toujours partagées ».

Il examine tout d’abord la question du management qui en cas de grève porte la responsabilité de ne pas être « parvenu à instaurer les fondations d’un dialogue social constructif à défaut d’être parvenu à assurer les conditions de travail acceptables pour les travailleurs ». Management qui porte également la responsabilité de « s’assurer de la pérennité des flux financiers » et de « veiller à ce que la gestion des ressources humaines permette d’atteindre les objectifs assignés ».

Ensuite, c’est le tour des travailleurs. Rappelant qu’il y a des règles encadrant les conflits sociaux « comme le dépôt d’un préavis de grève ».

Le journaliste conclut qu’en « provoquant cet arrêt de travail « « sauvage » (…), ils (les travailleurs) ont pris le risque de dévaloriser encore le droit de grève ». Et de terminer par cette phrase équivoque : « en cette période où nombre d’acquis sociaux (3) semblent menacés (le droit de grève) devrait au contraire être sacralisé ».

Analyse en 4 points

A la lecture de cet éditorial, plusieurs éléments d’analyse peuvent être soulignés. Cet édito exprime assez clairement une manière de concevoir les rapports sociaux, les relations entre travail et capital selon une approche qui est prédominante dans les médias, mais n’est pas la seule possible. Une tout autre analyse de l’événement est tout aussi légitime, comme nous l’exposons ici en prenant un autre angle d’approche.

– Les désagréments, délimités dans le temps, subis par les voyageurs sont mis sur un même pied d’égalité que ceux endurés par les bagagistes et résultant de leurs conditions de travail, permanentes celles-la. Comme si l’intérêt des usagers prévalait sur celui des travailleurs (qui fournissent le service).

Soulignons que cette profession est, notamment, exposée aux troubles musculo-squelettiques et une trop lourde charge de travail (manque de personnel) entraîne des séquelles permanentes qui affectent le quotidien de ces personnes. Placer l’intérêt des consommateurs au centre de la question n’est donc pas en soi légitime.

– Lorsqu’il s’agit de la « gestion des ressources humaines », il est assez surprenant de lire que, finalement, c’est le « dialogue social constructif » qui prévaut même si les revendications n’aboutissent pas.

Si donc on part de la question concrète des conditions de travail des bagagistes et des possibilités d’amélioration, on remarquera que dans ce cas précis, il a fallu un arrêt de travail pour obtenir de Swissport une amélioration. Pourquoi la direction a-t-elle attendu une grève pour agir ?

– L’éditorial affirme qu’un management « efficace » a pour objectif de gérer les ressources humaines dans le but d’atteindre les objectifs assignés. Assignés par qui ? Le texte ne le dit pas. Mais en pratique, il faut savoir que dans une entreprise de l’ampleur de Swissport, c’est le conseil d’administration (C.A.) qui fixe les objectifs financiers. C.A. qui est le porte parole des intérêts des actionnaires, en d’autres termes, c’est le profit réalisé par les actionnaires qui conduit la politique de l’entreprise.

Une autre approche serait d’examiner la chaîne de décision (et des différents intérêts défendus) partant des actionnaires et aboutissant aux conditions quotidiennes de travail pour en évaluer la légitimité. Est-il normal de devoir endurer une surcharge de travail pour préserver le revenu des actionnaires ?

– L’éditorialiste, comme beaucoup d’autres journalistes d’ailleurs, parle d’acquis sociaux. Le terme n’est pas neutre. Dans ce cas précis, il risque de susciter l’image de travailleurs faisant peser sur des usager innocents leur conservatisme et leur égoïsme à vouloir garder les avantages qu’on leur a offerts.

Au regard de l’histoire, le terme correct est conquête sociale. La limitation du temps de travail, le droit à des congés payés, à une pension, aux soins de santé, à la reconnaissance des maladies professionnelles ont toujours été « acquis » au prix de luttes, parfois dramatiques. Jamais l’amélioration de la conditions des salariés n’a été accordée gracieusement par le patronat.

• En conclusion

Le récit d’une grève est le reflet d’une vision des rapports sociaux. De la représentation qu’a le journaliste (4) des relations entre les employés, la direction, les actionnaires et les clients. Au fil des reportages, se forme une certaine représentation des rapports sociaux. Donner à voir des voyageurs « victimes » de la grève suscite en creux l’idée de responsables de leur « souffrance ». Et si l’on ne propose pas en parallèle une image tout aussi concrète des salariés qui sont contraints de recourir à la grève, ceux-ci risquent bien de se retrouver dans l’imaginaire du public, plus ou moins consciemment, à la place du «persécuteur » des clients innocents.


1 La grève concernait également les conducteurs de tracteurs d’avions.
2 « Si vous devez décharger un avion à 3 personnes au lieu de 4, vous pouvez l’accepter, le tolérer, pendant un certain moment, mais à la fin, la machine humaine fait que ce n’est plus possible. Donc on (est vraiment confrontés à des) problèmes d’absentéisme, des gens qui commencent à tomber malades. (On se trouve dans un) cercle vicieux, moins d’effectifs encore et les gens, on leur demande plus et ce n’est plus possible ».
3 C’est nous qui soulignons.
4 Par commodité, le singulier est employé ici, mais il est évident que les info télévisées ou radiodiffusées sont le fruit d’une élaboration plus collective. Un journaliste n’est pas isolé, que ce soit à la RTBF ou ailleurs, et la succession des sujets constitue une structure qui elle aussi forme un message idéologique.