2. La dimension politique
Nous terminions notre article précédent en citant la célèbre 11ème thèse sur Feuerbach :
« Les philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières, ce qui compte c’est de le transformer »1.
Belle introduction pour aborder l’autre aspect de l’œuvre de Marx, son apport concret et toujours actuel dans les luttes sociales, c’est-à-dire, sa dimension politique.
Difficile en effet de parler de Marx sans parler de politique. L’auteur, s’il fut un chercheur à part entière, de par l’ampleur et la rigueur de ses productions théoriques, était aussi un homme d’action. Sa prise de position dans les mouvements révolutionnaires de l’époque, sa participation active à diverses organisations ouvrières, son refuge en Belgique, puis son expulsion du pays, la mise en place de la première internationale ; tout cela en fait un personnage politique de premier plan. Une des caractéristiques essentielles de Marx est justement cette articulation intime et indissociable entre théorie et pratique.
Une adhésion progressive à Marx
Avant d’aborder la question même de l’actualité politique de Marx, je voudrais commencer par un point plus personnel qui éclairera sur quoi se base mon adhésion aux analyses dont je me fais ici l’écho. Adhésion qui s’est construite dans un entrelacement de lectures, de rencontres et d’actions sur le terrain.
Mon premier contact avec les écrits de Marx fut le Manifeste du parti communiste, document militant qu’il rédigea avec Engels en 1848. Excellente initiation où je prenais contact avec un angle d’approche spécifique et une méthode d’analyse de la société : la place qu’y occupe la lutte des classes, l’importance des éléments matériels se trouvant être à la base du développement social et de ce qui est désigné par superstructure, etc …
Ce fut une bonne entrée en matière qui m’ouvrit à une vision de la société, un mode d’analyse et surtout un fil conducteur à l’action politique en dehors des prétendues vérités diffusées par le discours dominants. Les années 1980 furent en effet marquées (déjà) par une charge particulièrement agressive contre tout ce qui représentait la gauche. Ces premières bases pour la compréhension du social furent concrètement utiles à mon engagement syndical et associatif de l’époque. Une manière d’y voir clair dans mes choix politiques.
Mais, la conscience politique ne se forme pas uniquement à travers les lectures. Les rencontres y jouent également leur rôle, comme celles de militants et parmi ceux-ci des marxistes dont l’exigence théorique fut le ferment d’une remise en question fondamentale : m’inciter à voir au delà de ce qui nous est servi comme des évidences.
A ces rencontres s’ajoute celle d’un professeur dispensant un cours d’économie marxiste. Une initiation aux questions de la plus-value et du sur-travail.
Le second ouvrage consulté fut « l’idéologie allemande » qui stimula mon intérêt pour la question de l’idéologie et de son rapport aux conditions matérielles d’existence.
Le Capital fut le troisième ouvrage dans lequel je me plongeai. Pas dans une lecture continue de la première à la dernière page, mais par un travail patient sur différents chapitres, guidé par des auteurs aussi divers qu’Althusser, Balibar, Tosel, Macherey. Parmi ceux-ci, Althusser exerça une influence prépondérante en ouvrant à une compréhension aigüe et opérationnelle du fonctionnement de l’idéologie.
Parallèlement à ça, la participation aux luttes sociales parmi lesquelles, les grèves de 1983, le combat pour les forges de Clabecq et d’autres combats syndicaux, ont forgé une expérience pratique plus concrète des enjeux socio-économiques.
Un parcours progressif, donc, fait de rencontres et de travail sur les textes, confrontés à la réalité sociale qui, petit à petit, a construit ma conviction.
Au final, je constate que c’est le courant marxiste qui offre l’ossature fondamentale et incontournable permettant la compréhension de la société, ainsi que des bases solides à la lutte sociale. Le marxisme, loin d’être figé dans le dogmatisme, reste un courant ouvert qui peut évoluer et accepter aussi ce qui, en dehors de son champ théorique, permet de l’enrichir. Par exemple, je pense à l’apport d’auteurs comme Pierre Bourdieu qui sur certaines questions sociologiques consolident la compréhension du social2.
Mais ouverture ne signifie pas dilution. Certains fondamentaux restent incontournables. Comme le rappellent Gérard Duménil et Dominique Levy, « Il n’y a aucune compréhension possible des rapports sociaux dans une problématique ignorant les relations de classe et les dynamiques qu’elles commandent »3.
Le contexte actuel : la casse sociale
Depuis le début des années 1980, nous subissons des politiques offensives guidées par les idées néolibérales et les desiderata du patronat, politiques ayant pour but avoué d’anéantir les conquêtes sociales obtenues au prix de décennies de luttes (droit du travail, accès aux soins de santé, services publics, enseignement gratuit, allocations sociales, etc…). Cette « révolution conservatrice » se mène au prétexte que seul le système capitaliste et le marché, régime présenté comme naturel, est en mesure de faire fonctionner efficacement la société4, pour le plus grand bénéfice de chacun prétend-t-on.
Mais dans les faits, chez les défenseurs de ces politiques5, préside toujours la même logique de servir un capital féroce et jamais satisfait. A cela s’ajoute le ralliement explicite de la majorité de la sociale démocratie au libéralisme économique. Blair, Schröder et Hollande en constituent des exemples emblématiques.
Or, ce capitalisme, toujours plus agressif, en balayant les compromis des années 40 – 70, balaie dans le même mouvement l’illusion d’une « cohabitation paisible et honnête »6 entre le capital et le travail. Un voile se dissipe.
Comment analyser la situation ?
Confronté à la férocité « toute crue » du patronat, comment alors ne pas penser aux analyse de Marx et au monde qu’il décrit dans le Capital, notamment dans le chapitre X ? Comment nier que l’existence de classes sociales, décrites au départ de leur position dans les rapports de production, génère une lutte entre ceux qui produisent (les ouvriers, les employés) et ceux qui recueillent la plus grande part des profits réalisés par cette production (le capital) ?
Richesse et pauvreté ne sont pas uniquement des questions de quantité, il s’agit avant tout d’une question de dynamique sociale où une minorité capte le produit du travail de la majorité. C’est seulement en reconnaissant cette réalité qu’il est possible de changer les choses, d’œuvrer pour un monde plus juste7.
Or, reconnaître cette réalité, c’est quitter l’illusion du consensus distillée par les idées néolibérales et diffusées par les médias de masse
Une exploitation du travail omniprésente
Derrière l’écran de fumée du discours dominant, se trouve une réalité à laquelle, en tant qu’humains, nous sommes toujours confrontés, une réalité très concrète. Le café du matin produit dans des plantations où les ouvriers perçoivent un salaire dérisoire pour des conditions de travail très dures, des vêtements produits par des ouvriers traités comme du bétail humain, et de même pour tant d’autres produits de consommation comme l’équipement ménager ou l’électronique. Peut-être encore moins visible du fait que nous baignons dedans et que ses effets sont d’un degré moindre, l’exploitation des travailleurs de nos pays industrialisés est également une réalité.
La question sociale est éminemment politique
Derrière les politiques d’austérité et d’assainissement budgétaires se trouvent la question du partage de la plus-value créée par les travailleurs. La dérégulation du code du travail entend « libérer » le patronat du maximum de contraintes pour qu’il puisse tirer le plus de bénéfice possible du travail de ses salariés. La réforme des pensions, les mesures à l’encontre des chômeurs et des allocataires sociaux, le démantèlement du système des soins de santé, le désinvestissement public procèdent de la même logique de diminution des « coûts » collectifs. Baisser les impôts des nantis et les libérer des contraintes sociales constituent la ligne politique dominante.
Comment alors comprendre l’obstination des ex sociaux-démocrates à ne pas admettre la nécessité d’un changement fondamental ? Les fraudeurs des paradis fiscaux, les patrons du CAC 40, les acteurs des manipulations politiques, savent bien, eux, qu’ils extraient le fruit du travail, jusqu’à l’os, pour accumuler, et qu’ils ont intérêt à conserver le pouvoir politique s’ils veulent continuer à exploiter.
Conclusion
Les adversaires de Marx critiquent souvent sa prétendue inadéquation à la réalité actuelle. Mais qu’est-ce qui représente le mieux le fonctionnement de notre monde actuel : dire qu’une « main invisible » va tout régler et que la richesse accumulée par le capital va ruisseler automatiquement au bénéfice de chacun ; ou dire qu’il y a des classes sociales dont les intérêts sont antagonistes, que les uns profitent du travail des autres ?
Comment en effet ne pas reconnaître dans ce qui secoue le monde actuel la justesse et la nécessité des approches marxistes ? Panama Papers, LuxLeaks, Kazakhgate, l’exploitation effrénée de la main d’œuvre au Bangladesh ou ailleurs nous montrent pourtant ce que sont réellement les rapports sociaux dans le système capitaliste.
Et c’est dans cette capacité à lever le voile sur les rapports d’exploitation que se situe la pertinence de Marx, ouvrant ainsi la voie politique qui permette le mieux de comprendre de quoi est faite la misère du monde, où se situe l’exploitation, comment la combattre. Éléments totalement absents des préoccupations de l’économie libérale.
Il suffit d’écouter les infos économiques pour comprendre l’ampleur de la déconnexion de cette économie libérale par rapport au vécu quotidien de la population. On nous parle de la bonne santé de la bourse ou du marché, du classement des pays européens quant au « coût » du travail, de la confiance des investisseurs. Une approche économique totalement aveugle à la question des besoins.
Ce que ne comprennent pas les pourfendeurs de Marx, c’est que la source de compréhension profonde de ses thèses se trouve dans le vécu concret d’individus concrets n’ayant rien à voir avec l’homo oeconomicus8. Leur quotidien, à cent lieues de celui des « experts », est confronté aux difficultés face à un loyer trop élevé à payer, à des conditions de travail trop exigeantes pour un salaire revu à la baisse, à des soins de santé de moins en moins accessibles, au harcèlement lorsqu’ils sont demandeurs d’emploi ou allocataires sociaux, à la prolongation forcée de la carrière. C’est dans cette expérience concrète, corporelle, que l’on peut comprendre profondément en quoi Marx a très précisément décrit le fonctionnement des sociétés capitalises.
Marx, c’est fondamentalement la source d’un espoir de pouvoir un jour changer les choses et de ne pas se résigner à l’exploitation de l’homme par l’homme.
Notes
1 Cité d’après la traduction de Pierre Macherey dans « Marx, 1845, les « thèses » sur Feuerbach », Amsterdam-Poches, Paris, 2008. p.219.
2 Voir notamment les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues se réclamant de Marx et de Bourdieu.
4 Ces deux affirmations ont été maintes fois contestées par des économistes tels que ceux regroupés dans le collectif des Économistes Atterrés. http://www.atterres.org/
5 La liste est hélas très longue : Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Wilfried Martens, Jean Gol et actuellement Charles Michel, Bart De Wever, Emmanuel Macron, Theresa May, Angela Merkel, Mariano Rajoy, etc …
6 Je parle bien ici d’illusion.
7 Dans cette perspective, Bernard Arnault, propriétaire du groupe LVMH, n’est pas que riche. Son accumulation de richesses provient d’une dynamique, celle de l’exploitation du travail. Et c’est là l’originalité de la position politique et économique du marxisme. Il ne s’agit pas de la revendication d’un simple partage des richesses selon lequel les riches devraient penser aux pauvres en leur reversant une partie de leur avoir. Ce qui est remis en cause, c’est le fonctionnement lui-même permettant cette accumulation privée des richesses.
8 Homo œconomicus, être abstrait de l’économie libérale qui est supposé opérer des choix rationnels. Ce concept ne correspondant pas au fonctionnement réel de l’être humain et de la société est actuellement l’objet de nombreuses critiques.