Bruxelles : l’injonction à la mixité sociale, un outil de gentrification ?

gentrification

1. Faire la leçon aux classes populaires

La mixité sociale constitue un thème consensuel qui, au delà des bonnes intentions qu’il semble exprimer, s’avère souvent, à l’analyse, beaucoup moins innocent.

Le discours officiel prononcé le 4 mai 2019 par Charles Picqué, à l’occasion du trentième anniversaire de la Région de Bruxelles Capitale offre un bon exemple de l’instrumentalisation de ce pseudo-concept présenté comme une évidence.

Extrait du discours diffusé dans le JT de 13h30 de la RTBF :

« Le premier défi, mesdames, messieurs, reste sans conteste de vouloir la mixité sociale et culturelle de nos quartiers. Et éviter le spectre de l’enfermement de nos populations dans la dérive de l’entre-soi des identités et de l’exclusion sociale.
Vouloir une société urbaine riche de sa cohésion, garante par la solidarité sociale qui est organisée, garante de cette cohésion. Opposée à toute fragmentation communautaire.
Et il faut être, reconnaissons-le, un grand optimiste pour croire à l’inclusion mutuelle et réciproque et spontanée des identités sans que nous y œuvrions ».

La lecture attentive de ce discours fait apparaître un double voile cachant deux dimensions essentielles des relations de classes : la domination sociale, l’exploitation économique.

Les classes populaires, classes à « éduquer » ?
Tout d’abord, ces propos sont révélateurs d’un état d’esprit répandu chez ceux qui se vivent comme appartenant à une « élite ». Sous le vernis de propos humanistes faisant l’éloge de l’ouverture aux autres et de la tolérance, s’exprime un discours très peu tolérant faisant la leçon aux populations modestes qui sont supposées privées de ces qualités humanistes. On se permet alors d’enjoindre ces classes populaires à s’ouvrir aux autres et à ne pas s’enfermer dans leur communauté ou leur condition sociale. Charles Picqué s’exprime dans la même tonalité que certains journalistes ou commentateurs lorsqu’ils livrent leurs opinions sur le phénomène des gilets jaunes ou sur les quartiers stigmatisés de Molenbeek ou d’ailleurs (voir par exemple les déclarations de Bernard Yslaire et Jean Quatremer analysées dans « Les gilets jaunes en proie au mépris de classe »). Un ton stigmatisant et méprisant.

Discours paradoxal où c’est le mépris qui s’exprime à travers un appel à l’ouverture.

~ ~ ~

2. La mixité sociale …. pas pour tout le monde

C’est également une inversion de la réalité. On sait en effet combien les quartiers les plus riches de Bruxelles restent enfermés sur eux-mêmes, leurs habitants se confinant dans l’entre-soi de leurs semblables. Pourquoi ne parle-t-on pas de la nécessité de mixité sociale pour des quartiers tels que Fort-Jacquot, Vivier d’Oie, Observatoire, quartiers bruxellois comptant une forte concentration de familles très aisées ? Mais rien n’y fait, lorsqu’on parle de la mixité sociale des quartiers on vise immanquablement les quartiers populaires. Cet enfermement des classes supérieures sur leur milieu social constitue un réel point aveugle dans le discours habituel de l’ « élite ».

Or, il se fait que les personnes issues des milieux aisés, elles aussi, se fréquentent tendantiellement1 entre-elles et ce n’est donc pas l’apanage exclusif des classes populaires. Rien d’étonnant, les modes de socialisation dans nos sociétés libérales poussent à cette ségrégation sociale : école, quartier, loisirs, trajectoire professionnelle, hiérarchisation des relations dans le milieu du travail.

L’homogénéité sociale des milieux privilégiés peut d’ailleurs être défendue de manière particulièrement agressive par ceux qui en bénéficient. Dans un ouvrage intitulé « Panique dans le 16e ! »2 et illustré par Etienne Lécroart, les sociologues Monique Pinçon Charlot et Michel Pinçon relatent toute la hargne, allant jusqu’à la violence, manifestée par la population de ce quartier « chic » de Paris pour s’opposer à l’installation d’un établissement d’hébergement des sans-abris. Les auteurs présentent leur démarche comme ceci : « En compagnie d’Etienne Lécroart, nous avons tiré les fils sociologiques de cette situation incroyable afin de mettre en évidence la vivacité des enjeux liés au refus de la mixité sociale de la part des riches et des puissants ».

De même, les études sociologiques menées sur les dynamiques de gentrification3 montrent que les « classes créatives »4 ne sont pas plus enclines à se mixer socialement.

Ainsi, des lieux présentés comme vecteurs de mixité sociale comme les cafés branchés se révèlent en réalité des endroits exclusifs d’une certaine classe moyenne. L’enquête menée pour une étude publiée en 2015 aux éditions de l’Université de Bruxelles5 fait apparaître que les clients de ces établissements ne désirent pas se mêler à la population des quartiers dans lesquels ces cafés sont implantés. Les entretiens menés avec les clients des établissements étudiés conduisent à une conclusion assez tranchée :

« Nos observations nous ont ainsi menés à opposer à la représentation des cafés branchés en lieux de mixité sociale rayonnant sur les quartiers celle de lieux fonctionnant plutôt en supports d’un entre-soi spécifique. Loin d’être des espaces neutres où des populations différentes se mélangeraient au hasard des rencontres, ces cafés nous donnent plutôt à voir la très grande relativité de cette prétendue mixité »6.

Toujours dans la même étude, on apprend comment les marchés peuvent être utilisés comme outils de gentrification par des astuces visant à évincer les marchands « populaires » au profit d’une offre correspondant à la population qu’on souhaite privilégier (food truck, produits bio, etc…)7. Un phénomène assez révélateur de la face cachée des bonnes intentions exprimées par des responsables politiques qui prétendent souhaiter la mixité sociale tout en mettant en œuvre des politiques allant dans le sens contraire.

~ ~ ~

3. « Responsabiliser » les classes populaires

L’injonction faite spécifiquement aux classes populaires à s’ouvrir à la mixité sociale présuppose que la relative homogénéité des quartiers populaires est à la fois négative et le résultat quasi exclusif du comportement de ses habitants. On retrouve ici les logiques de l’idéologie néolibérale.

L’obsession de la « responsabilisation » des plus vulnérables dans notre société, obsession des politiques néolibérales qui conduit à faire peser tout l’effort sur les épaules des classes populaires : se mixer socialement, se faire embaucher par un employeur, limiter ses dépenses médicales, etc…

L’accord gouvernemental conclu en 2014 (voir analyse dans « Un gouvernement très marqué idéologiquement ») illustre parfaitement ce mode de pensée. D’une part, un a priori favorable aux entreprises et entrepreneurs qui doivent bénéficier de divers avantages sans réelles obligations en contrepartie et d’autre part, une méfiance appuyée à l’égard des travailleurs et allocataires sociaux sur qui doivent peser les obligations, et une « remise au pas » au moyen de contrôles mesquins. Dans cette perspective, les allocataires sociaux sont considérés comme coupables de leurs propres difficultés.

De telles exigences feignent d’ignorer toute la complexité du fonctionnement social et surtout nient son caractère conflictuel et inégalitaire. Dans la perspective de Charles Picqué et de bien d’autres, c’est aux milieux populaires à se plier aux désirs et injonctions des classes privilégiées. Peu importe les mécanismes d’exploitation et de domination qui conduisent aux situations décriées.

~ ~ ~

4. Des intérêts économiques sous-jacents

La situation des quartiers populaires posée comme un problème de mixité sociale cache en réalité une toute autre question, notamment celle de la pression exercée sur ces quartiers pour les transformer et les rendre plus conformes à l’image d’une ville attractive dans la compétition mondiale qui oppose les grandes cités. On se trouve dans une logique où le mode de vie et les exigences de la classe moyenne aisée ainsi qu’une certaine image de la ville se trouvent privilégiés par rapport aux besoins réels des populations des quartiers populaires. Avec pour conséquence que le mélange des populations n’est encouragé que dans un sens : la venue dans les quartiers modestes de nouveaux habitants d’un niveau socio-économique plus élevé, avec à terme la transformation de ces quartiers et leur formatisation aux goûts et usages de la ville des classes moyennes aisées. La dynamique inverse, l’installation de nouveaux habitants de bas revenus dans les quartiers les plus favorisés de la Capitale, se situe hors du champ des projets urbanistiques.

La politique du logement en Région Bruxelloise illustre bien cela. Entre 2008 et 2015, la région de Bruxelles-Capitale compte seulement 918 logements sociaux de plus8, soit une augmentation de 2,4 %, alors que plus de 40.000 ménages sont en demande d’un logement social9 ! Parallèlement à cette inertie, le secteur privé, épaulé par les pouvoirs publics, multiplie les chantiers où de nouveaux logements sont construits pour les classes moyennes et classes aisées. Durant la même période, 33.57710nouvelles familles sont venues s’installer dans la capitale, soit une croissance de 6.6 %. Ce qui représente une population supplémentaire de 126.682 habitants.

Il est un fait qu’une autre dynamique de mixité sociale qui verrait s’installer des membres de la classe ouvrière près du bois de la Cambre, la Forêt de Soignes ou dans le cadrant nord-est de la capitale serait considérée par certains comme un « déclin du quartier » et non pas une solution à l’enfermement des populations aisées dans un entre-soi exclusif. Les termes utilisés trahissent l’idéologie qui anime ceux qui prononcent les discours.

~ ~ ~

5. Conclusion

Discours dominant versus dynamique réelle, mixité sociale pour gentrification
Actuellement, à Bruxelles, comme dans d’autres grandes villes, de nombreux quartiers subissent la pression de grands projets immobiliers. Si certains politiques ou promoteurs veulent faire passer cette dynamique comme facteur de mixité sociale, il s’agit en réalité de la gentrification potentielle de quartiers considérés comme source de revenus financiers pour les uns (les promoteurs), de la course aux classements internationaux des villes pour les autres (les décideurs politiques). On passe d’une logique de valeur d’usage fondée sur les besoins économiques et sociaux de la population déjà présente, à une logique de valeur d’échange, la ville considérée comme une marchandise et une source de profit, ainsi que le soulignait déjà Henri Lefebvre dans « Le droit à la ville »11.

Et, dans cette logique, se déploie la dynamique de la gentrification et de l’une de ses caractéristiques essentielles, l’évincement des populations modestes contraintes de quitter le quartier et parfois Bruxelles12, populations progressivement remplacées par d’autres plus valorisées socialement – idéologiquement, les classes moyennes, les dites « classes créatives »13.

C’est dans une analyse prenant pour perspective les relations de classes que l’on peut percevoir la portée réelle de l’injonction à la mixité sociale.

Analyse d’autant plus nécessaire que l’utilisation de ce syntagme « mixité sociale » est une expression idéologique très marquée : 1. on présente le thème comme une évidence qui ne nécessite pas le débat, « tout le monde ne peut qu’être pour la mixité sociale », 2. les présupposés qui construisent les politiques de mixité restent largement implicites, voire non-conscients. Deux caractéristiques relevant du fonctionnement idéologique14.

La rencontre de l’autre dans la fréquentation de personnes de cultures et de milieux sociaux différents n’a en soi, bien évidemment rien de négatif, bien au contraire. Mais ce qui est pointé ici, c’est l’instrumentalisation qui est faite de cette thématique dans un but qui n’a rien de social et où la domination sociale s’exprime de manière voilée. Trop souvent, cet appel à la mixité sociale constitue l’écran de fumée derrière lequel se cache des visées moins avouables sur le plan social.

Mixité sociale, l’autre nom de la gentrification
Derrière le terme de mixité sociale ne se cache-t-il pas en réalité le souhait de gentrification des quartiers ?

Faut-il rappeler que l’espace urbain ne constitue pas un territoire socialement neutre où les populations se répartiraient selon leurs choix et leurs préférences ? Toute une série de contraintes et de mécanismes structurent le paysage social d’une ville.

L’accessibilité économique de certains quartiers déterminée par le niveau des loyers et la présence de commerces bon marchés joue un rôle important dans le profil démographique de ceux-ci en y attirant une population aux revenus modestes15. Par contre, d’autres caractéristiques comme la qualité de l’environnement, la structure du bâti, les facilités de communication, la proximité du lieu de travail pourront exercer une pression sur cette population en y attirant de nouveaux habitants plus fortunés et en mesure d’imposer leur mode de vie16. A moins que les pouvoirs publics ne remplissent pleinement leur rôle régulateur en encadrant les loyers de manière contraignante et en menant une politique active de logement social.

Pour résumer
La cohabitation n’est donc pas une relation socialement neutre où agiraient seulement les relations de personne à personne. La lutte des classes se déroule également dans l’espace urbain. Sur le plan économique, les classes populaires se trouvent confrontées aux mécanismes de marché qui exercent une pression à la hausse sur les loyers et aux grands projets urbanistiques dont la finalité est le profit financier escompté par les actionnaires des grands groupes. A ces rapports d’exploitation, viennent se combiner des rapports de domination sociale qui confrontent également des fractions de classe.

__________________________________________________________________

Notes

1 Il s’agit bien d’une tendance, et non pas d’un mécanisme rigide. Une certaine mixité existe dans les relations sociales mais, statistiquement, elle reste limitée par une dynamique qui privilégie les relations des personnes de mêmes milieux sociaux.

2 Cet ouvrage est illustré par l’auteur de bandes dessinées Etienne Lécroart, qui a collaboré avec ces chercheurs dans plusieurs ouvrages : « Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres », bande dessinée, éd. La Ville Brûle, 2014. « Les riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale. », éd. du Seuil et éd. Delcourt, 2018.

3 Voir notamment : « Gentrifications », Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau, Hovig Ter Minassian, éd. Amsterdam, 2016.

4 La notion de « classes créative » a été introduite par le géographe américain Richard Florida. Elle désigne une population urbaine diplômée, adepte des nouvelles technologies et ayant une certaine aisance matérielle. Mais ce concept, exprimant une vision élitiste de la société, est contesté par d’autres chercheurs.

5 « Bruxelles, ville mosaïque . Entre espaces, diversités et politiques », édité par Perrine Devleeschouwer, Muriel Sacco et Corrine Toirrekens, éd. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2015 .

6 « Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : mixité sociale ou nouvel entre-soi ? », Daniel Zamora et Mathieu Van Criekingen, in « Bruxelles, ville mosaïque », Bruxelles, 2015.

7 « Le marché, outil de développement urbain ? », Carla Mascia, in « Bruxelles, ville mosaïque », Bruxelles, 2015.

8 2008 : 38.574 LS (logements sociaux), 2015 : 39.492 LS

9 Cf. « Logement social. Chronique d’une décennie pour presque rien », Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH), décembre 2017.

10 2008 : 509.093 MP (ménages privés), 2015 : 542.670 MP

11 « Le droit à la ville », Henri Lefebvre, initialement paru en 1968, l’ouvrage a été réédité en 2009 aux éditions Economica et préfacé par Remi Hess, Sandrine Deulceux et Gabriele Weigand.

12 Voir notamment une étude de Brussels studies « Les classes populaires aussi quittent Bruxelles. Une analyse de la périurbanisation des populations à bas revenus », Sarah De Laet, 2018. https://journals.openedition.org/brussels/1630

13 Voir supra.

14 Cf. « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », Louis Althusser, article initialement publiée dans la revue La Pensée n°151 de 1970 et mis en ligne sur le site Les classiques des sciences sociales de l’université du Quebec à Chicoutimi (UQAC) : http://classiques.uqac.ca/contemporains/althusser_louis/ideologie_et_AIE/ideologie_et_AIE.html

15 Cf. « Gentrifications« 

16 Cf. « Gentrifications«