1. Une expérience de pouvoir populaire

Cette année, on commémore le 150ème anniversaire de la Commune de Paris. La Commune, c’est 72 jours de participation populaire au pouvoir durant lesquels des avancées sociales ont été réalisées. Épisode social de l’histoire de France de très courte durée qui se termina dans le sang lorsque l’armée versaillaise envahit la capitale pour écraser la Commune faisant des milliers de victimes dans la population parisienne. Des fusillades de masse et des exécutions sommaires, n’épargnant pas les femmes, furent perpétrées par les « versaillais » du 22 au 28 mai 1871.
L’événement survient en 1871 dans le contexte troublé de la fin du second empire. Le 4 septembre de l’année précédente, l’empereur Napoléon III est écarté du pouvoir suite à la défaite de l’armée française dans la guerre franco allemande initiée par lui en juillet 1870. Un gouvernement républicain est alors constitué sous la pression de la population. Cependant, étranger aux aspirations populaires, c’est un gouvernement conservateur soucieux avant tout de maintenir l’ordre social en place.
En mars 1871, l’armée prussienne est encore aux portes de Paris qui a subi un siège dévastateur durant plusieurs mois. Le peuple parisien s’oppose au gouvernement central mené par Adolphe Thiers, à sa politique au service des classes possédantes et à son choix de ne pas défendre Paris contre les assiégeants. Effrayé par le climat révolutionnaire de la capitale, le gouvernement Thiers se réfugie à Versailles le 18 mars.
En France, Paris ne fut pas seule à s’insurger. D’autres grandes villes virent surgir des communes encore plus éphémères : Marseille, Lyon, Narbonne, Saint-Étienne, le Creusot…..
Ce passage révolutionnaire a éveillé beaucoup d’espoir dans les classes populaires, prendre le pouvoir pour s’assurer un avenir meilleur, alors qu’il a suscité un effroi et parfois un dégoût violent dans les classes aisées.
Nous voudrions mettre en exergue deux caractéristiques de ce moment historique qui ont trouvé récemment écho dans le mouvement des Gilets jaunes et dans ce qu’il a suscité au sein de l’ « élite » intellectuelle.
2. Hier, la Commune
Un ouvrage de Paul Lidsky intitulé Les écrivains contre la Commune analyse la littérature contemporaine de la Commune1. Il présente une anthologie effrayante d’un déchaînement de violence verbale (littéraire) de la classe bourgeoise à l’égard de ceux qui pour eux sont la « populace ». L’auteur souligne que les conservateurs ne furent pas les seuls à exprimer cette haine-effroi à l’égard du mouvement révolutionnaire. Si des auteurs comme Théophile Gautier, Edmond de Goncourt, Leconte de Lisle, Alexandre Dumas fils, la comtesse de Ségur ou Gustave Flaubert se laissèrent aller sans surprise à de tels débordements, d’autres, considérés comme progressistes ou favorables au peuple ne furent finalement pas en reste. Ainsi, Anatole France, Emile Zola et Georges Sand exprimèrent dans leur œuvre une franche hostilité aux communards et un certain mépris pour le petit peuple en révolte. Rares furent les écrivains ayant pignon sur rue qui prirent la défense des insurgés. Victor Hugo et Arthur Rimbaud eurent cette attitude courageuse qui valu au premier de subir des menaces.
3. Aujourd’hui, les Gilets jaunes
Les manifestations de Gilets jaunes qui animèrent la contestation sociale en France de 2018 à 2019, nous livrent comme un échos atténué de la révolution de 1871. Comme celle-ci, le mouvement est populaire. Il s’agit d’une population n’en pouvant plus. Celle qui ne parvient pas à nouer les deux bouts et qui sombre dans la pauvreté. Un quotidien fait de chômage, d’emplois précaires, de petits boulots pénibles aux salaires trop bas. Un ras le bol des politiques d’austérité menées par ceux qui sont perçus comme privilégiés: la classe politique française où les diplômés des grandes écoles sont surreprésentés et qui ne connaît pas ou refuse de connaître le quotidien des « gens qui ne sont rien » selon l’expression d’Emmanuel Macron.
La réaction du pouvoir soucieux de maintenir l’ordre social fut intransigeante. Jamais durant les dernières décennies des manifestations ne furent réprimées avec autant de violence. Les forces de l’ordre furent sans pitié et firent nombre de blessés parfois éborgnés par les projectiles LBD (flashball), on visait la tête. Les arrestations se firent souvent au hasard et des manifestants pacifiques se trouvèrent jugés pour le simple fait d’être là. Par contre, il fut très difficile de faire mettre en examen les auteurs des nombreuses bavures policières.
Évidemment, cette répression ne prit pas l’ampleur de celle de 1871. La révolte des Gilet jaunes non plus d’ailleurs, ils ne tinrent aucune parcelle du pouvoir politique durant ces deux ans. Question : qu’en aurait-il été si des occupations d’usine et des Communes avaient fleuri un peu partout en France et ailleurs ? Jusqu’où aurait été le pouvoir dans la répression ?
L’attitude des écrivains et des intellectuels en 1871 n’est pas purement circonstancielle, comme le constatait déjà Paul Lidsky pour les années 1980, les célébrités littéraires conservatrices actuelles utilisent finalement les mêmes procédés lorsqu’il s’agit du peuple et des mouvements sociaux. Ainsi, concernant les Gilets jaunes, du rang des néoconservateurs à celui des écrivains en vue, chacun y est allé de son couplet méprisant et parfois violent contre cette population à bout ne sachant plus comment revendiquer le droit à une vie meilleure. Tantôt qualifiés de populistes, parfois objet de l’accusation infamante d’antisémitisme, parfois assimilés à l’électorat du Rassemblement national, ils furent la proie de toutes les formes de diffamation2. Des personnages connus tels que Pascal Bruckner, Jean Quatremer3, Alain Finkielkraut, Bernard Henri Lévy, Bernard Yslaire4 etc … ne se privèrent pas de commenter les actions des Gilets jaunes n’y voyant que hordes populistes et violentes supposées ne pas vraiment savoir pourquoi ils manifestent. Insensibles aux mutilations subies par les manifestants, ces intellectuels se cantonnaient dans la légitimation de la violence des forces de l’ordre, se réjouissant de la sévérité de la justice.
En s’exprimant sur le mouvement des Gilets jaunes, ces personnages médiatiques parlent en réalité d’eux-même, de leur terreur du peuple, de leur sentiment de supériorité et de leur attachement à leurs privilèges. Car en réalité, comme le montrent certains reportages télévisés ou le film documentaire de François Ruffin et Gilles Perret « J’veux du Soleil », le profil de ces Gilets jaunes est tout autre. L’essentiel de leurs « troupes » n’est pas composé de sympathisants d’extrême droite ou de complotistes.
4. Les classes dominantes en proie à l’effroi : signifier un seuil à ne pas franchir
Se pencher sur l’histoire de la Commune dans ses aspect politiques et sociaux, c’est réfléchir aussi à ce qui se passe aujourd’hui dans le mouvement social, dans les luttes des classes populaires. Pour le philosophe André Tosel, se référant aux analyses de Gramsci, 1871 représente une date butoir dans l’histoire du capitalisme occidental où il fut brutalement signifié au monde ouvrier « qu’il y aura bien un seuil qui ne sera jamais franchi par (lui), celui de l’appropriation de la gestion du contrôle de la production, l’invention d’une démocratie ouvrière »5.
Comme l’indique l’écrivain Gérard Mordillat « Le véritable crime de la Commune, c’est d’avoir commencé à bâtir une société qui ne repose plus sur la quête effrénée du profit et s’intéresse d’abord au bonheur des uns et des autres . Tout ce qui appartient à l’intelligence populaire et au partage des richesses est quelque chose qui fait horreur aux puissants »6.
A 150 ans intervalle, de la Commune aux Gilets jaunes, c’est fondamentalement de démocratie sociale qu’il s’agit. Le droit du peuple de se gouverner et de se donner les moyens d’accéder à une vie meilleure sans devoir s’en remettre à une classe dominante aux commandes du politique et de l’économique.
L’épisode des Gilets jaunes n’a-t-il pas aussi placé sous une lumière crue les vieux réflexes des classes dominantes lorsqu’elles se sentent menacées dans leurs privilèges : la répression violente des classes populaires et la campagne de dénigrement à leur encontre.
La démocratie libérale est bien fragile et cantonnée dans des limites étroites à ne pas franchir, voilà le message. Pourtant, si l’on se réfère à l’étymologie, démocratie veut dire pouvoir du peuple ■
FRANCIS DEWEZ
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Notes
1 « Les écrivains contre la Commune », Paul Lidsky, éditions La Découverte, Paris, 2010. 1ère édition en 1970.
2 Voir sur ce site : « Les Gilets jaunes en proie au mépris de classe » https://soyonsclasses.com/2018/12/20/les-gilets-jaunes-en-proie-au-mepris-de-classe/
3 https://www.liberation.fr/checknews/2019/01/11/les-positions-du-journaliste-de-libe-jean-quatremer-sur-les-gilets-jaunes-genent-elles-la-redaction_1701612/
4 « Les Gilets jaunes en proie au mépris de classe » https://soyonsclasses.com/2018/12/20/les-gilets-jaunes-en-proie-au-mepris-de-classe/
5 Cf. Conférence mise en ligne sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=XFVKvRYoK7g
6 Cité dans « La Commune de Paris, un héritage plus politique que jamais », Aurélien Soucheyre, L’Humanité, 18 mars 2021,