Champ des Cailles, site des Dames Blanches, poser le débat autrement

1. Logements sociaux versus nature en ville

Actuellement (2023) en région bruxelloise, trois projets de construction de logements sociaux et logements moyens sont confrontés à une levée de bouclier provenant du voisinage, d’organisations de défense de la nature et pour certains des autorités communales. Ces conflits s’inscrivent dans un contexte d’accroissement de la population régionale et d’une concurrence croissante entre les différents usages de l’espace comme le soulignent Gilles Van Hamme et Hugo Périlleux (Défendre son pré-carré. Le conflit sur l’usage du terrain du champ des cailles à Watermael-Boitsfort)

Ainsi, les sites situés sur la Friche Josaphat, le Chant des Cailles et les Dames Blanches se voient investis d’un rôle écologique crucial dont la fonction serait menacée par la construction de logements sur une partie de leur superficie. C’est du moins la thèse défendue par les opposants aux projets. A cela s’ajoute l’argument classique de la « mixité sociale » qui serait mise en péril par la création de « ghettos » de logements sociaux.

Ces arguments résistent-ils à une analyse approfondie des enjeux qui traversent ces conflits ? Et doit-on s’y limiter ?

Les trois lieux présentent des caractéristiques différentes tant dans leur environnement, leur histoire et le profil des opposants. Néanmoins, le point commun entre ces mobilisations contre de nouvelles constructions de logements sociaux est la confrontation de blocs d’intérêts antagonistes.

Il y a celui des familles à faibles revenus qui voient la possibilité, même restreinte au vu de l’ambition minimaliste des projets en question, d’accéder à une qualité de vie inaccessible pour elles dans le logement privé.

Quant au camp des opposants qui n’est pas homogène, il y a tout d’abord les tenants de la nature en ville avec la priorité absolue donnée à une certaine écologie quitte à ignorer les besoins concrets des personnes à faibles revenus, auquel s’ajoute le voisinage craignant pour son entre-soi feutré de classe moyenne supérieure, le croyant menacé par la venue d’habitants issus des milieux populaires. Ces deux types d’opposition venant parfois se conjuguer.

Trois lieux de conflit, trois configurations.

La friche Josaphat se trouve sur les communes de Schaerbeek et d’Evere dans un environnement urbain peu dense et dont le voisinage bénéficie d’un revenu plus élevé que la moyenne régionale. Le Champ des Cailles et les Dames Blanches sont situés dans le cadran sud est de la région, bénéficiant d’un environnement particulièrement vert, sur les communes de Watermael-Boisfort et Woluwe-Saint-Pierre.

Poser le débat autrement

Le débat sur la construction (partielle, il faut insister sur ce point) de ces sites ne peut être tranché en se limitant exclusivement à des arguments environnementaux. La crise du logement telle qu’elle existe à Bruxelles doit aussi entrer en ligne de compte. Retenons ainsi qu’actuellement (2023), plus de 50.000 familles figurent sur les listes d’attente de logements sociaux en région bruxelloise, que la qualité du logement pour les familles les plus modestes laissent plus qu’à désirer et enfin que les loyers sont devenus beaucoup trop élevés et pèsent considérablement dans le budget des ménages les moins riches.

En effet, prendre la nature comme un impératif abstrait et absolu n’apporte rien de constructif au débat et semble parfois avoir pour effet principal de voiler les termes réels de la controverse. C’est pourquoi nous tenons à nous écarter de l’opposition artificielle défense de la Nature versus bétonnage de surfaces naturelles (comme on le formule parfois erronément) en présentant une série d’éléments permettant de restituer les enjeux réels de ce débat, enjeux plus proches des réalités vécues par les populations, qui inclut nécessairement les plus modestes. Cette contextualisation va, de notre point de vue, dans le sens d’une formulation plus correcte de la question.

L’article se clôturera par une ébauche d’analyse des éléments présentés.

Deux sites destinés à la construction de logements sociaux

Pour notre analyse, nous retiendrons deux sites en fonction de caractéristiques communes : celui du Champ des Cailles et celui des Dames Blanches. Dans les deux cas, il s’agit d’espaces propriétés de sociétés publiques de logement (Le Logis pour Watermael-Boisfort, et la SLRDB pour Woluwé-Saint-Pierre) destinés à la construction de logements sociaux, mais dont l‘usage est provisoirement concédé à des tiers. Ces deux sites se situent dans le sud-est de la Région dans deux communes dont le revenu fiscal médian est le plus élevé de la région. Les deux parcelles constructibles s’insèrent dans des quartiers à proximité de la forêt de Soignes dont la faible densité de population est bien en dessous de la moyennes régionale.

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2. La densité de population du quadrant sud-est de la région

La densité de population est un paramètre important dans les analyses qui suivent. C’est pourquoi nous avons recalculé la densité de population en fonction de la partie des territoires communaux situés en dehors de la forêt de Soignes.

Voici les densités de population pour ces communes calculées en fonction des surfaces habitées.

Watermael-Boisfort

Superficie totale 12,98 km²
Secteurs INS en forêt de Soignes* 7,84 km²
Surface hors forêt de Soignes (HFS) 5,14 km²
Densité de population HFS (2020) 4.928 hab/km²

Woluwe-Saint-Pierre

Superficie totale 8,94 km²
Secteurs INS en forêt de Soignes* 0,62 km²
Surface hors forêt de Soignes 8,32 km²
Densité de population HFS (2020) 5.062 hab/km²

Afin d’établir des comparatifs cohérents, nous avons également recalculé les surfaces des deux autre communes bordant la forêt de Soignes.

Auderghem

Uccle

Superficie totale 22,86 km²
Secteurs INS en forêt de Soignes* 5,06 km²
Surface hors forêt de Soignes 17,80 km²
Densité de population HFS (2020) 4.718 hab/km²

Mentionnons toutefois que même après ces corrections qui augmentent la densité de population, ces communes figurent parmi celles les moins densément peuplées de la région et se situent largement en dessous de la moyenne régionale qui s’élève à 7.501 hab/km². (chiffres IBSA 2020)

Par ailleurs, même si logiquement la densité hors forêt doit être prise en compte, la présence de la forêt de Soignes sur le territoire apporte un indéniable avantage quant à la qualité de vie et sans doute aussi au ressenti de la densité de population.

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3. Le Champ des Cailles

La ferme du Chant des Cailles occupe un terrain de la société de logement social Le Logis, couvrant une surface totale d’environ 3 ha et situé au centre du principal quartier de logements sociaux à Watermael-Boisfort.

3.1. Historique du projet

Cédée en 1964 par la Ville de Bruxelles à la société de logements sociaux, le Logis, le Champ des Cailles a fait l’objet depuis 1981 de différents projets de construction. Au départ, la construction de 114 logements était envisagée. Au terme de projets successifs, chaque fois revus à la baisse, le projet actuel prévoit la construction de 56 logements sociaux et de 14 logements « moyens » acquisitifs. L’emprise au sol des bâtiments couvrira 10% de la surface totale du terrain et 75% de sa surface restera consacrée aux activités maraîchères. Le projet se trouve détaillé sur le site de la SLRB (Société du Logement de la Région de Bruxelles Capitale).

3.2. Morphologie du quartier

Ce quartier est composé en majorité de petites maisons unifamiliales entourées de pelouses et d’espaces verts. Comparé à d’autres quartiers populaires, les maisons du Logis et du Floréal, les deux sociétés locales de logements sociaux, bénéficient indéniablement d’un environnement beaucoup plus vert et aéré.

Un tissus urbain peu dense

Comparée aux quartiers du centre ville (à droite), la portion de Watermael-Boisfort située à proximité du Champ des Cailles (à gauche) fait apparaitre un environnement nettement moins construit.

Les quartiers bordant le Champ des Cailles

3.3. Les chiffres

3.3.1. Densité de population

Les statistiques disponibles à l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse) confirment cette perception. Ainsi, les secteurs INS jouxtant le Champ des Cailles présentent une densité allant de 4298 à 6196 habitants au km², alors que pour les dix secteurs les plus denses de la région les chiffres s’échelonnent de 33868 à 45813 habitants/km² (chiffres IBSA, 2020).

La densité moyenne de 1952 habitants par kilomètre carré, calculée sur la surface totale de la commune, ne représente pas la densité réelle de ses secteurs bâtis, mais il faut constater que même après correction (4.928 hab/km² HFS, cf. pt 2) Watermael-Boisfort figure toujours dans les communes les moins densément peuplées de la région et se situe bien en dessous de la moyenne régionale qui est de 7501 hab/km² (chiffres IBSA 2020).

Densité de population (habitants au km²), par secteur INS, 2020, source IBSA

Représentation Graphique

La mise en graphique de ces chiffres permet la comparaison des chiffres avec les moyennes communales et régionales. Le Champ des Cailles est situé à cheval sur les secteurs Le Logis Nord et Floréal. Le graphique reprend ces secteurs et ceux directement adjacents (cf. carte ci-dessous).

3.3.2. Revenus médians source :

Si l’on examine le découpage en secteurs INS, on observe que les secteurs Floréal et Logis se trouvent entourés de secteurs habités par une population beaucoup plus aisée, à la densité de population moyennement élevée.

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4. Les Dames Blanches

Passons maintenant à la description de l’autre site, celui des Dames Blanches.

Il s’étend sur 9,3 ha et est situé entre l’avenue des Dames Blanches et la forêt de Soignes à Woluwé-Saint-Pierre. Il s’agit d’une propriété de la SLRDB qui en concède l’usage à un agriculteur qui récemment (2022) y exploitait une monoculture de maïs.

4.1. Historique du projet

Les projets de construction qui se sont succédés ont dû faire face à la pression des autorités communales et d’une partie de la population hostiles à la construction de logements sociaux sur cette parcelle. Ainsi, on est passé au fil des négociations d’un projet élaboré en 2005 et prévoyant la construction de 1000 logements (500 logements sociaux et 500 logements moyens) à une version revue à la baisse en 2021 prévoyant 120 logements sociaux et 80 logements moyens acquisitifs. Le projet actuel prévoit une surface de 5 ha affecté au logement et une surface de 4,3 ha affecté à la vie collective. Le descriptif détaillé se trouve sur le site officiel du projet .

Malgré la réduction drastique du nombre de logements, des voix continuent à s’élever pour réclamer l’abandon du nouveau projet. Par exemple, trois conseillers communaux de l’opposition (MR) ont déploré le manque de mixité sociale du projet et l’absence de concertation avec les habitants (cf. article sur le site de la RTBF « Logement à Bruxelles – Dames Blanches: avec 3/5èmes de logements sociaux, la mixité est totalement absente – MR« ).

Or, ce terrain appartient à la SLRDB et est donc prévu à l’origine pour construire du logement social. Il est situé dans une zone à très faible densité particulièrement verte et située en bordure de la forêt. De quoi offrir à 120 familles l’opportunité de vivre dans un environnement agréable.

Quant à la mixité sociale, nous reviendrons sur ce point dans notre analyse.

4.2. Morphologie du quartier

Le quartier se trouve en effet à la frontière avec la commue de Wezembeek-Oppem, se caractérisant elle aussi par une très faible densité de population (7 km², 14.488 habitants, 2.077 hab/km², chiffres au 01/01/2022. Source Statbel).

Un tissus urbain peu dense

Les deux cartes ci-après, réalisées à la même échelle, permettent de visualiser la différence de densité du bâti entre le quartier des Dames Blanches (à gauche) et le centre ville (à droite). A l’est du champ, les constructions sont très espacées. Ce qui est confirmé par les chiffres de densité de population.

4.3. Les chiffres

4.3.1. Densité de population

Tout comme pour le champ des Cailles, les chiffres confirment ce premier examen. Mis à part celui de Saint-Alixe, situé au nord de la parcelle, la densité de population est très basse dans les quartiers jouxtant le champ des Dames Blanches. Et si on élargit le périmètre, la densité reste peu élevée (cf. carte). A titre de comparaison, les trois secteurs les plus denses de la région se situent dans les communes de Saint-Gilles, Evere et Molenbeek-Saint-Jean, avec respectivement des valeurs de 45814 hab/km² (Rue Crickx), 44701 h/km² (Blocs Saint-Vincent) et 41940 h/km² (Blocs Marie-José) (Source : IBSA 2020).

Par ailleurs, si l’on prend l’ensemble du territoire de Woluwé-Saint-Pierre, celui-ci se situe dans les quatre communes les moins denses de la région avec une moyenne de 5062 h/km² (hors forêt de Soignes). La commune la plus dense étant Saint-Josse-Ten-Noode avec 23.358 h/km².

Densité de population en habitants/km² des secteurs INS voisins, chiffres IBSA, 2020

Représentation Graphique

Comme pour le Champ des Cailles, la mise en graphique de ces paramètres permet la comparaison avec les moyennes communale et régionale. Le champ des Dames Blanches est situé sur le secteur INS Cité Joli-Bois. Le graphique reprends ce secteur, ainsi que ceux directement adjacents (cf. carte ci-dessous).

4.3.2. Revenu médian par déclaration fiscale, IBSA 2018

Les secteurs situé aux alentours du champs regroupent une population particulièrement aisée et dont le revenus médian se situe bien au dessus de la moyenne régionale. A l’Est, le secteur Corniche Verte avec un chiffre de 35115 € fait partie des dix quartiers bénéficiant du revenu médian par déclaration fiscale le plus élevé de la région sur les 657 quartiers dont les revenus sont répertoriés. Ces chiffres pour la commune et l’ensemble de la région sont respectivement de 26197 € et 19723 € (chiffres IBSA, 2018).

Carte Revenus médians par déclaration

Représentation graphique

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5. Le logement social à Watermael-Boisfort et à Woluwe-Saint-Pierre, quelques statistiques

Les opposants aux projets de logements sociaux, outre les questions environnementales, mettent en avant des arguments relatifs à l’effort déjà consenti (Watermael-Boisfort), ou à la mixité sociale (Woluwé-Saint-Pierre). Il est alors intéressant d’en revenir aux chiffres qui nous fournissent des éléments d’évaluation de la capacité d’accueil de logements sociaux sur la commune concernée et de l’évolution du parc de ces logements.

En ce qui concerne la population, nous prenons comme unité le nombre de ménages et non pas les effectifs de la population. Le premier chiffre permet en effet d’estimer, grosso-modo, le nombre d’habitations sur le territoire. Et c’est bien le ratio nombre de logements sociaux par rapport au nombre total d’habitations qui nous intéresse ici.

5.1. Part relative du logement social dans les communes et évolution

* Nous avons utilisé les surfaces corrigées hors forêt de Soignes (estimation : cf. pt 2).

Le logement social à Woluwé-Saint-Pierre occupe une part relative beaucoup moins importante que celle de l’ensemble de la Région (respectivement 4,89 % et 7,29%). Malgré ses potentialités, l’entité se montre peut accueillante pour ce type de logement.

Quant à Watermael-Boisfort, la part relative de logements sociaux est bien, comme le revendique son bourgmestre, supérieure à la moyenne régionale (respectivement 18,16 % et 7,29%). Cependant, il faut pondérer ces « bons résultats » en prenant en compte les capacités d’accueil de la commune (superficie, espaces verts, etc) et, comme le montre le tableau suivant, par le statu quo existant depuis de nombreuses années.

* Surface corrigée hors forêt de Soignes, cf. pt 2.

En région bruxelloise, le parc de logements sociaux s’est accru de 3,03 % en une décennie (2008 à 2017) alors que pendant la même période, le nombre de ménages a augmenté de 7,08 %.

Toujours pour la même période, Watermael-Boisfort a vu son parc social diminuer de 10 unités (-0,48%), alors qu’en 2017, elle comptait 130 ménages en moins qu’en 2008 (-1,12%). Quant à Woluwé-Saint-Pierre, le nombre de logements sociaux s’est accru de 35 unités (+4%) et le nombre de ménages a augmenté de 834 unités (+4,68%).

5.2. Quelles marges de manœuvre pour les communes ?

En matière de nouvelles constructions, les marges de manœuvre ne sont pas identiques selon qu’il s’agisse d’une commune à la superficie réduite, comme Saint-Josse-Ten-Noode ou Uccle quinze fois plus étendue.

Pour objectiver cet aspect du débat, nous avons élaboré le diagramme ci-dessous qui met en relation deux ratios. D’une part, la surface relative de la commune par rapport à la surface totale de la région, d’autre part, le nombre de ménages résidant sur la commune par rapport au nombre total de ménages en région bruxelloise.

* Superficies hors forêt de Soignes

Analyse des chiffres

Si l’on admet l’hypothèse que le nombre de ménages correspond grosso-modo à l’occupation du territoire par des logements, ce graphique permet d’évaluer la répartition de l’espace réservé aux logements sur la surface régionale. Ainsi, les communes qui concentrent déjà un grand nombre d’habitations en rapport avec leur surface apparaitra sur le graphique comme ayant un pourcentage relatif de ménages (indicateur bleu) supérieur au pourcentage de surface régionale occupée (indicateur orange).

Comparée à des communes particulièrement peuplées (Saint-Josse, Saint-Gilles, Molenbeek, Ixelles, etc…), Watermael-Boisfort et Woluwe-Saint-Pierre (en tons foncés dans le diagramme) accueillent relativement beaucoup moins de ménages par rapport à la surface occupée par leur territoire. On peut en déduire qu’en matière de densification du tissus urbain, la marge de manœuvre est beaucoup plus grande pour ces communes que pour des communes plus denses.

5.3. Surfaces imperméables

La densification d’un espace urbain a aussi des conséquences en matière d’inondations et de ruissellements, ce qui impose de veiller à la capacité d’absorption des eaux par les sols. C’est un des éléments repris par les opposants aux projets de construction. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans ces détails techniques très spécifiques, hors de notre champ de compétence, néanmoins, nous pensons qu’un aperçu des chiffres disponibles concernant les surfaces imperméables peuvent nous éclairer. Nous avons repris les derniers chiffres disponibles sur le site de l’IBSA, bien qu’ils datent de 2006, ils peuvent donner un aperçu des contrastes entre communes.

Le diagramme monte clairement qu’en 2006, les communes de Watermael-Boisfort et celles de Woluwé-Saint-Pierre figuraient en tête en matière de surfaces perméables.

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6. Analyse

Ces quelques éléments concrets concernant les deux sites contestés permettent de poser les termes du débat selon une autre perspective. Ceux-ci permettent légitimement de mettre en doute l’idée que la construction de logements sociaux consiste en un bétonnage de lieux écologiquement irremplaçables ou causerait des problèmes de « mixité sociale ». Nous examineront huit points du débat.

L’échelle d’observation, la commune ou la région

L’argumentaire des Bourgmestres des deux communes, qu’il s’oppose catégoriquement au projet (Watermael-Boisfort) ou qu’il veuille le réduire à un minimum (Woluwe-Saint-Pierre), se base notamment sur l’existence actuelle de logements sociaux sur leur commune. Or cet argument local n’est pas pertinent pour une agglomération telle que Bruxelles qui constitue un tissus urbain continu. Actuellement, la division de l’espace bruxellois en 19 communes relève avant tout d’un découpage administratif. La crise du logement qui touche surtout les catégories de la population les plus fragiles nécessite une appréhension bien plus large du problème, à l’échelle régionale.

La surface de la commune

Par ailleurs, la capacité d’une commune à accueillir du logement social ne doit pas seulement être évaluée selon un ratio calculé en fonction du nombre de logements sociaux en rapport avec le nombre d’habitants. D’autres critères interviennent, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou morphologiques. Parmi ceux-ci l’espace disponible constitue un critère important. Or, les caractéristiques des deux communes concernées montrent une meilleure capacité d’accueil de nouveaux logements comparée aux communes les plus denses.

La morphologie, les espaces verts

La proximité avec la forêt de Soignes, la faible densité de l’habitat, l’aspect aéré des quartiers environnants tranchent singulièrement avec les caractéristiques des communes les plus denses de la région. L’exploitation de ces potentialités pour localiser une partie des logements sociaux ne semble pas irréaliste.

La question écologique

Nous ne trancherons pas ici la question de l’agriculture urbaine et de son opportunité. Mais si les questions environnementales sont effectivement importantes et qu’il y a urgence à maitriser les changements climatiques et leurs conséquences, faut-il pour autant négliger la question sociale ? D’autant plus que les douze hectares en cause représentent finalement moins d’un dixième de pourcent de la surface totale de la région. En outre, il n’y a pas de consensus sur l’absolue nécessité de ne rien construire sur ces surfaces. Rappelons que l’usage du terme « bétonisation » souvent utilisé par les opposants (voir, par exemple : Chant des cailles , Dames Blanches ) est abusif en regard des projets réellement prévus. Remarquons aussi qu’une monoculture de maïs (Dames Blanches en 2022) n’apporte sans doute pas un avantage irremplaçable en matière de biodiversité.

Face à la dramatisation du conflit du côté des opposants aux constructions, l’examen attentif des environnements dans lesquels vont s’insérer les projets apporte un regard très différent sur la question. Quel sens y aurait-il à densifier encore plus des quartiers déjà très peuplés ? Le Champ des Cailles aussi bien que celui des Dames Blanches sont au contraire tout désignés pour répartir la charge démographique sur l’ensemble de la région, y compris évidemment les communes les plus riches.

Plutôt que de considérer les préoccupations environnementales comme une priorité absolue qui reléguerait en seconde (voir troisième) place les questions sociales, nous adoptons une toute autre perspective. Nous défendons l’idée que la question de la sauvegarde de l’environnement doit être celle du bien-être de la population, y compris les moins fortunés, et non pas la défense d’une nature abstraite qui existerait en dehors de l’humain. Comme le formule Éloi Laurent ,  « (…) l’objectif des prochaines décennies n’est pas tant de ‘sauver la planète’ que de sauver l’hospitalité de la planète pour les humains en veillant en priorité à protéger le bien-être des plus vulnérables » (« Reconnaitre en France l’inégalité et la justice environnementale », revue Actuel Marx n° 61, P.U.F., 2017).

La mixité sociale

La mixité sociale constitue un peu l’argument joker dans les questions urbaines. Il ne signifie rien de précis en lui-même mais est utilisé au gré des intérêts de ceux qui en prennent prétexte. Tantôt en allant dans le sens de la gentrification des quartiers populaires, tantôt pour faire barrage à l’arrivée des classes populaires dans les quartiers plus huppés. Sur ce thème, voir sur le site de l’Observatoire belge des inégalités : « La mixité, c’est surtout pour les (quartiers) pauvres« , Gilles Van Hamme, Pierre Marissal, « Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : la mixité sociale sous contrôle,«  Daniel Zamora, Mathieu Van Crieckingen, « Bruxelles : l’injonction à la mixité sociale, un outil de gentrification ? « , Francis Dewez.

Parfois, s’y exprime le mépris, conscient ou non, d’une certaine classe aisée pour les familles précarisées. La peur de voir des logements sociaux s’ériger dans des quartiers huppés ressort de ces préjugés qui font des personnes des classes populaires des individus différents, parfois dangereux. Peur qui s’habille paradoxalement du discours de la mixité sociale alors qu’il s’agit en réalité de conserver l’homogénéité sociale d’un quartier. Concernant spécifiquement le Champ des Cailles et le site des Dames Blanche, l’analyse de Gilles Van Hamme et Hugo Périlleux est particulièrement éclairante : « Défendre son pré-carré. Le conflit sur l’usage du terrain du champ des cailles à Watermael-Boitsfort« .

L’accès au logement, une urgence

Si comme le faisait remarquer une militante de la friche Josaphat, « Il ne faut pas croire qu’ils (les demandeurs de logement sociaux) sont à la rue », la plupart des familles en demande de logements sociaux sont actuellement mal logées, dans des logements trop exigus, en mauvais état et dont les loyers sont trop élevés. Les associations engagées sur le terrain du logement sont unanimes sur ce constat. Sur la tension entre le droit à l’habitat et les impératifs écologiques, voir le dossier mis en ligne par le Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH ) : « Au chant des Cailles et aux Dames Blanches, on se prend à rêver … mais pas de logement social ! « .

Il s’agit bien ici d’une urgence touchant le quotidien de gens, dont de nombreux enfants et l’on peut déplorer que le résultat de ces levées de bouclier a surtout eu pour effet de retarder des projets socialement essentiels, impactant ainsi la vie de centaines de ménages modestes.

Le droit démocratique d’habiter les « beaux quartiers »

La « nature en ville » en s’opposant à ces projets, et par conséquent à l’amélioration concrète des conditions de vie d’une population aux revenus modestes, pose une question de démocratie. Doit-on privilégier les aspirations à un retour à la nature d’une certaine classe moyenne aisée au détriment du bien-être des moins favorisés ?

Une vision démocratique de la question de la ville implique de ne pas faire passer en seconde position les intérêts des moins favorisés. Au nom de quoi les familles aux revenus faibles auraient-elles moins le droit de vivre dans un environnement agréable que celles bénéficiant de revenus tels qu’elles peuvent choisir leur lieu de vie ? Est-ce bien aux classes les plus privilégiées de décider où et comment doivent vivre les familles des classes populaires ?

Coopter ses voisins, « engagement » démocratique ?

Un principe est souvent mis en avant par les opposants. Ce serait prioritairement aux riverains de se prononcer sur les projets de logements prévus dans leur environnement proche. Une question de démocratie selon eux. L’avis des habitants sur la transformation de leur environnement est évidemment important. Cependant, la question dans le cas qui nous occupe doit être abordée sous un autre angle. Qui décide pour qui ?

Les logements sociaux sont destinés à une population aux revenus modestes. Cette population constituée des candidats au logement est potentielle, ce qui signifie qu’elle n‘est pas définie géographiquement, mais se compose d’un ensemble de familles caractérisées par le niveau de revenu et disséminées dans l’espace urbain ou à l’extérieur de celui-ci.

En revanche, le voisinage est défini par sa localisation aux alentour du projet de construction. Les chiffres nous ont montré qu’il se caractérise également par un niveau de revenu élevé en comparaison de la moyenne régionale, c’est particulièrement vrai à Woluwé-Saint-Pierre.

Il n’est donc pas pertinent de prendre en compte le seul intérêt du voisinage. Les occupants potentiels ne peuvent être tributaires de l’accord ou non des habitants déjà localisés. Le choix d’un lieu de résidence serait alors déterminé par une sorte de mécanisme de cooptation. Mécanisme éminemment antidémocratique.

On y décèle un mélange  de motivations : une certaine idéologie de la nature, nouvel engouement d’une classe moyenne aisée, alliée à la crainte de la proximité avec les classes populaires.

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7. En conclusion

Qu’on ne se trompe pas sur les propos de cet article. Le but n’est évidemment pas de nier la base réelle qui fonde les préoccupations légitimes quant à la question du changement climatique, l’importance de végétaliser une ville, ou les questions techniques qui déterminent un projet urbain (ruissellements, perméabilité des sols, mobilité,…). Ces éléments doivent être pris en compte dans tout nouveau projet, y compris ceux concernant la construction de logements. Mais ce sur quoi nous insistons est que le débat doit intégrer pleinement l’aspect social. Or, placer la « nature » au dessus du débat, comme une entité abstraite, a pour conséquence de détourner le regard de la situation concrète de personnes concrètes, en l’occurrence, de la crise du logement qui touche les plus fragilisés parmi les habitants de la ville.

Le faux dilemme dans lequel certains opposants aux projets de construction sur une partie du Chant des Cailles ou du site des Dames Blanches voudraient confiner le débat, nature versus logements sociaux, ne reflète pas les enjeux réels de cette controverse. Les éléments que nous avons examinés ici offrent une image bien plus complexe de la question où la ségrégation socio-spaciale joue un rôle important, où les intérêts d’un voisinage aisé, voir très aisé, s’opposent à ceux des candidats locataires appartenant à une classe sociale beaucoup moins favorisée.

Un autre angle d’approche s’avère alors bien plus près de la réalité de ce qui se joue pour la population.

Plus précisément, des éléments que nous avons développés dans cet article, nous pouvons conclure que le débat qui anime les projets du Champ des Cailles et des Dames Blanches exprime un rapport social et que pour y voir plus clair, il faille se pencher sur les mécanismes de domination sociale qui sont à l’œuvre. Aller dans ce sens n’est pas négliger les impératifs environnementaux, mais les remettre à leur place.

Francis Dewez

Société du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale, descriptif du projet du Champ des Cailles

Site officiel du projet des Dames Blanches

« Défendre son pré-carré. Le conflit sur l’usage du terrain du champ des cailles à Watermael-Boitsfort » , Gilles Van Hamme, Hugo Périlleux, sur le site de l’Observatoire belge des inégalités

« La mixité, c’est surtout pour les (quartiers) pauvres« La mixité, c’est surtout pour les (quartiers) pauvres« , Gilles Van Hamme, Pierre Marrissal, Observatoire belge des inégalités,sur le site de l’Observatoire belge des inégalités

« Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : la mixité sociale sous contrôle« , Daniel Zamora, Mathieu Van Criekingen, sur le site de l’Observatoire belge des inégalités

« Bruxelles : l’injonction à la mixité sociale, un outil de gentrification ?« , Francis Dewez, sur le site de l’Observatoire belge des inégalités

« Au chant des Cailles et aux Dames Blanches, on se prend à rêver … mais pas de logement social ! « , Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat ( RBDH )

Site du Monitoring des Quartiers de l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse) offrant un large éventail de statistiques démographiques et socio-économiques concernant la région de Bruxelles-Capitale

Les cartographies ont été réalisées à l’aide des fonds de carte du CIRB (Centre d’Informatique pour la Région Bruxelloise) et du Monitoring des Quartiers.